un article de Thierry Pech dans
Alternatives Économiques n° 292 - juin 2010
En trente ans, le football professionnel a suivi les
transformations du capitalisme et changé de modèle économique. Un
mauvais arbitrage.
En juillet prochain, plus d'un milliard de téléspectateurs
regarderont la finale de la Coupe du monde de football en Afrique du
Sud. Cette audience est à l'image du développement sans précédent du
ballon rond depuis une trentaine d'années. En 1980-1981, les recettes
globales des clubs professionnels français s'élevaient péniblement à 77
millions d'euros (en euros constants 2009). Aujourd'hui, selon la
Direction nationale du contrôle de gestion (DNCG), le gendarme
financier du secteur (1), le foot hexagonal totalise un chiffre
d'affaires de 1,27 milliard. Un score cependant encore modeste par
rapport aux 5 milliards du foot allemand et à ses 110 000 emplois.
Les clubs les plus prestigieux atteignent des sommets d'activité:
selon le palmarès 2010 du cabinet Deloitte, le Réal de Madrid est la
première équipe sportive, toutes disciplines confondues, à générer plus
de 400 millions d'euros de revenus (2). Certes, il y a longtemps que
ces "entreprises de spectacle sportif" ont jeté aux orties leurs
valeurs associatives pour se transformer en sociétés commerciales. Mais
l'histoire s'est accélérée depuis les années 1980: des fonds
d'investissement sont entrés dans leur capital et plusieurs clubs ont
tenté l'aventure en Bourse.
Les joueurs ont été les premiers bénéficiaires de cet essor. En
1971, le célèbre défenseur Marius Trésor recevait 2 500 euros par mois
(en euros constants 2009). Thierry Henry empoche aujourd'hui plus de
1,4 million d'euros mensuels. Depuis la fin des années 1990, les
salaires des joueurs de la Ligue 1 française ont été multipliés par
plus de trois et ceux de la Premier League anglaise par cinq. Mais
c'est justement là que le bât blesse: pris dans l'engrenage qu'ils ont
eux-mêmes alimenté, les clubs ont une masse salariale (environ 7
milliards d'euros au niveau européen) qui n'a d'égal que leur
endettement (un peu plus de 6 milliards). Et le suspense des
compétitions commence à pâtir de la concentration des meilleurs joueurs
dans les clubs les plus riches.
Comment en est-on arrivé là?
Cet engrenage est d'abord le résultat de l'universalisation du foot,
notamment via la télévision. Sa fédération internationale, la Fifa,
comptait huit membres au début du XXe siècle, contre 208 aujourd'hui.
Avec 26 milliards de téléspectateurs cumulés, la Coupe du monde 2006 a
talonné l'audience des jeux Olympiques d'Athènes. A ce mouvement de fond s'ajoutent des mutations plus
récentes. Le foot est passé dans les années 1980-1990 (3) du modèle
SSSL (subventions, spectateurs, sponsors locaux) au modèle MMMMG
(médias, magnats, marketing, marché global). De Tapie à Berlusconi en
passant par le milliardaire russe Roman Abramovitch, des investisseurs
aux ambitions plus ou moins nobles ont remplacé les maigres subsides
des municipalités et des entreprises régionales. De nombreux clubs
anglais sont aujourd'hui la propriété d'actionnaires basés aux
Etats-Unis (comme Manchester United) ou dans des paradis fiscaux (les
Bahamas pour Tottenham, les îles Caïmans pour Birmingham…), abritant
des montages couverts par le secret (4). La billetterie bon marché et
les buvettes d'autrefois font figure d'artisanat local comparées à
l'industrie des produits dérivés, au sponsoring des grandes marques et
aux stratégies commerciales des nouvelles enceintes transformées en
centres de profit.
L'explosion des droits de retransmission des compétitions a pris une
part prédominante à ce bouleversement: en euros constants de 2000, ils
sont passés de 1,5 million en 1983-1984 à 580 millions en 2008-2009
pour les Ligues 1 et 2 françaises. Cette flambée s'explique par la
multiplication des chaînes privées dans les années 1980-1990 et par le
fréquent monopole des fédérations nationales et internationales sur les
appels d'offres, des fédérations qui ont ainsi profité à plein de la
concurrence entre diffuseurs. Autre facteur décisif: la libéralisation du marché des transferts.
Le foot étant plus que jamais une activité économique, la Cour
européenne de justice a considéré, dans son arrêt "Bosman" en 1995,
qu'il relevait du droit communautaire. Le principe de libre circulation
des travailleurs devait donc s'y appliquer sans réserve, mettant fin
aux quotas de joueurs étrangers dans les équipes. Les meilleurs ont
alors pu rejoindre les clubs les plus offrants, enclenchant un
mécanisme d'inflation salariale et de nomadisme professionnel sans
précédent.